XV

« Hé ! Réveille-toi ! »

Éloïs ouvrit les yeux. Le soleil gris, le cagibi aux murs blanchis, le visage de David tout aplati sur un côté. Son cœur partit au galop, double, triple. Le cauchemar, les démons, la mort. Il ne voulait pas dormir. Il avait lutté pourtant. Il ne se souvenait plus avoir sombré et se retrouvait comme un idiot, assis contre le mur, des courbatures plein le dos.

« David ? Qu’est-il arrivé à ton visage ?

— Ne me dis pas… »

David se tâtonna le front, les joues, découvrit le méplat qui allait de biais, de l’arcade jusqu’au menton.

« Merde ! J’ai fait attention pourtant. Ma tête a dû presser contre le mur. J’y ai pensé, qu’il fallait écarter ma chaise, mais j’étais trop fatigué ! »

L’homme de la rue se réveille la joue striée de traces de draps, mais pas David. Pour lui, c’était un bon quart du visage qui avait épousé la forme de son oreiller d’infortune.

« Ça t’arrive souvent ?

— Ouais. Un matin sur deux. D’habitude, je redresse juste un peu pour pas faire peur mais, là, je dois me refaire la tête de Baphomet. Bon Dieu, on a pas le temps ! Il y a pas un miroir ici ? »

Éloïs chercha. Quatre murs blancs, deux chaises de paille, de vieux chiffons et quelques balais, un seau, des planches, une blouse pendue à une patère. Ils étaient dans la remise du bedeau, une belle remise tenue bien propre qui en disait long sur le besoin maniaque d’ordre et d’hygiène que devait entretenir le curé. Ou le bedeau.

Mais pas de miroir.

« Laisse, David, je m’en occupe. Ça a bien fonctionné la première fois, non ?

— Non, laisse-moi. Je vais essayer de le faire seul. On ne sait jamais.

— On ne sait jamais quoi ?

— Rien. »

Éloïs regarda le bûcheron s’essayer au modelage d’art à coup de pelles à neige. Sa tête de terre glaise ne le dégoûtait plus. Il s’était fait à l’idée. Comme il se ferait peut-être à l’idée de vivre désormais dans un monde de démons, d’âmes et de spectres. Qu’est-ce qui peut amener quelqu’un à croire une chose pareille ? Les faits, les pattes de bouc, les costumes vides dans la rue ; et la logique de David, l’invocation de Baphomet, l’échange, un vivant pour un démon, l’équilibration. Y croyait-il vraiment ? Il n’avait pas pris le temps d’y réfléchir. Le prendrait-il ? Pas besoin tant qu’il y avait les explications de David.

« Nous devons rester ensemble.

— Quoi ? » répondit David, trois doigts dans la bouche.

« Nous ne devons pas nous séparer. »

David grogna un oui qui voulait dire « on verra ».

Mais c’était décidé, Éloïs resterait avec lui. Un fonctionnaire du ministère de l’intérieur doit protéger les citoyens de son pays, David inclus. L’idée le réconforta.

Laissant son Michel-Ange se faire la main sur sa tête de démon, Éloïs s’était avancé vers les lucarnes ensoleillées. Elles donnaient sur un jardin, derrière l’église, qui s’ouvrait sur la rue. L’étrange lumière évoquait un orage d’été, au soleil couchant, quand les nuages éclairés par-dessous reflètent vers les terres une grisaille éclatante. Les feuilles des arbres, les fleurs des bordures, le ciel pourtant dégagé composaient un camaïeu délavé, un monde de daltonien.

Un landau approchait, à la vitesse d’un landau. Il remontait l’allée, poussé par une robe de nourrice, une robe vide qui mimait à la perfection la scène de la nourrice poussant une voiture d’enfant. Éloïs regarda mieux. L’espace vide entre l’extrémité des manches et la poignée du landau, le visage inexistant, le bonnet froncé suspendu, gonflé comme un aérostat par une tête invisible.

Il ne la voyait pas parce qu’elle était vivante. Éloïs regarda ses propres mains, il les tourna devant ses yeux avant de revenir à la nourrice.

« David ? » lança-t-il sans se détourner de la lucarne.

On grogna dans son dos.

« Pourquoi suis-je capable de voir mes mains ? Je suis vivant, pourtant.

— Je te l’ai dit déjà. On a échangé nos places avec Baphomet. On n’est plus chez nous ici.

— Sommes-nous morts ?

— On est chez les morts, avec les morts. Ça fait pas de différence.

— Un peu, quand même. Mais dis-moi, comment sais-tu tout cela ? Comment peux-tu être certain de ce que tu affirmes ?

— Tout ce que je sais, c’est le maître Papus qui me l’a enseigné.

— Et lui, qu’est-ce qu’il en sait ? Il est déjà venu ?

— Non. Mais il a déjà invoqué un démon. C’est un spécialiste. Personne au monde ne possède une telle connaissance.

— Alors nous ne sommes pas les premiers ? S’il a invoqué un autre démon, cela veut dire qu’il a envoyé ici d’autres personnes comme nous ?

— Elle s’appelle Marie. Le maître Papus l’a envoyée ici il y a vingt ans et elle y est toujours. »

Éloïs pivota au ralenti. David lui tournait le dos. Ses gros doigts lissaient, étiraient, égalisaient à tâtons sa tête chauve sur sa djellaba. Il n’avait marqué aucun arrêt pour asséner sa sentence.

« Vingt ans ! Tu veux dire que cette fille est bloquée ici depuis vingt ans ?

— Elle n’est pas bloquée et nous ne le sommes pas non plus. C’est un honneur d’être ici.

— Pas bloquée ? Ça veut dire que l’on peut rentrer chez nous ?

— Non. Ça veut dire que personne ne l’a forcée. Elle est ici comme moi, comme nous, les pionniers de l’Au-delà ! Et elle n’a pas envie de rentrer, comme tu dis.

— Mon Dieu. Mais moi, je veux rentrer, David ! »

On frappa à la porte.

« Seigneur Baphomet ! Le curé est arrivé. Les premiers paroissiens ne vont pas tarder. Nous devons partir.

— Oui. Nous sommes prêts. Nous arrivons. »

La respiration de David s’était accélérée. Laissant son visage en l’état, il se précipita sur Éloïs et le saisit par les épaules.

« Écoute, Éloïs, j’ai réfléchi. Nous devons fuir. Nous ne pouvons pas rester là.

— Fuir ? Tu viens de me dire que tu n’avais aucune envie de rentrer.

— Non. Nous sauver de cette église. Fuir les démons. Aller nous cacher ailleurs !

— Mais pourquoi veux-tu faire cela ? Tu avais l’air si confiant avant de dormir.

— Oui… Eh bien, j’ai réfléchi, je te dis ! Tu les as vus ? Ils sont puissants, ils sont cruels. Ce sont des démons, Éloïs. Notre supercherie ne va pas durer longtemps.

— Tant que ça dure, continuons. Nous sommes plus en sécurité ici qu’avec tous ces démons à nos trousses.

— Et s’ils nous tuent ?

— Tu y vas fort ! Et puis, les démons ne tuent pas les âmes puisqu’elles sont déjà mortes.

— Oui. Il n’empêche que cela romprait l’équilibration et tout serait perdu.

— J’avais oublié ça ! plaisanta-t-il.

— Un vivant pour un démon.

— Et alors ?

— Eh bien, si nous sommes tués par les démons l’équation est rompue et Baphomet revient ici, chez les morts. Mais le problème, c’est que moi j’ai donné ma vie pour qu’il reste en bas, chez les vivants. Je l’ai promis au maître Papus, tu comprends ça ? C’est ma mission, c’est sacré. Je ne dois pas mourir ici. Marie l’a réussi. J’y arriverai aussi. »

Éloïs avait pincé le nerf sensible. On ne plaisante pas avec la mission sacrée. Il ne comprenait pas cela. Lui, il avait signé chez de France pour la belle situation, le titre qui ronfle et la paie de fonctionnaire. Le dévouement, cela vient peut-être après, avec les premières décorations.

Les yeux de David montraient que la chose était sérieuse, ses yeux de cheval, exilés sur ses tempes, brûlaient de la passion et du don de soi.

« D’accord, David. Mais on n’en est pas là. Ils ne vont pas nous tuer. Ils n’ont aucun soupçon. Attendons encore un peu.

— Non. Je vais pas y arriver. Ils me prennent pour un chef de guerre. Je ne suis qu’un jardinier, un porteur de caisses, un bon à rien qui fait ce que les autres ne veulent pas faire.

— Eh bien pas ici ! Dans ce monde, je te rappelle, c’est moi le larbin qui s’occupe des portes. Alors reprends-toi. Je vais ouvrir. Ils nous attendent. Rentre le ventre, bombe le torse. On entre en scène ! »

Éloïs partit d’un premier pas conquérant. Puis un deuxième moins affirmé. Quand sa main atteignit la poignée, elle n’était plus aussi ferme. Il repensait à Lucille, à leur porte des Enfers.

Et puis, derrière lui, il y eut un bruit de verre que l’on casse. Il lâcha la poignée et fit volte-face.

David avait brisé une lucarne avec le pied d’une chaise, d’un trône d’or que seule une force de colosse pouvait soulever ainsi. Bien sûr, il en était capable. Éloïs avait-il déjà oublié qu’il n’était pas un vrai démon ? Le haut de son corps, jusqu’aux épaules, était déjà engagé dans l’ouverture au mépris du verre tranchant qui en ornait le tour. Éloïs le saisit comme il put, par une hanche et par une jambe.

« Ne fais pas l’idiot ! Reste avec moi ! »

Et puis il y eut un coup. Un seul choc sourd comme lorsqu’on frappe de toutes ses forces un sac de sable. Et David bascula en arrière, subitement amolli. Il glissa avec souplesse, sans un son, jusqu’au sol et ne bougea plus.

Par la fenêtre, Éloïs aperçut un homme qui s’enfuyait. Un homme vêtu de blanc. Un joueur de pelote basque, pensa-t-il. C’était exactement cela, le pantalon blanc, le pull fin à longues manches, immaculé, lumineux, même au soleil gris de l’Enfer. David avait été attaqué par un joueur de pelote basque ! Pas vraiment grand, une silhouette fine qui se glisse ailleurs quand elle se sent observée. L’homme du bac à fleurs qu’il avait aperçu en arrivant ici ? Était-ce lui ? En tout cas, c’était la même façon de sortir de scène dans un souffle d’air à la manière d’un danseur de salon.

Derrière, le landau s’était arrêté. Le bonnet de nourrice fixait Éloïs à la fenêtre.

« Avez-vous vu ce qui s’est passé ? lui cria-t-il. Je suis Éloïs Bienvenüe du ministère de l’intérieur. »

Mais déjà la robe de nourrice faisait demi-tour et emmenait son poupon invisible loin des fenêtres qui se brisent toutes seules. Elle ne le voyait pas, ni ne pouvait l’entendre. Elle était vivante et lui… Il ne savait pas.

« Bon Dieu, David ! »

Le corps du géant en chemise gisait sur le sol. Le coup l’avait atteint en plein centre du visage qui s’était enfoncé sur cinq bons centimètres. Adieu la belle contrefaçon. Baphomet était méconnaissable. Le nez s’enfonçait en négatif vers l’intérieur, emmenant avec lui le reste du visage, comme aspiré vers l’arrière par la dépression. Ses yeux s’étaient arrêtés au bord du cratère laissant derrière eux des paupières étirées, incapables de les obturer. Le regard qui en résultait ne présageait rien de bon ; un regard de tête de veau sur un étalage de tripier.

« Bon Dieu, David ! Non ! Ne me laisse pas seul. David, dis moi quelque chose ! »

Il voulut d’abord le gifler pour le ramener au monde mais il se retint tant la notion de joue avait perdu tout son sens sur ce visage dévasté par le choc. Alors, il approcha son oreille des lèvres entrouvertes que le dégât avait épargnées. Il retint son souffle pour mieux entendre le sien. S’il était mort, se dit-il, où irait-il sinon ici même, au pays des morts ? Respirerait-il alors ?

En tout cas, il percevait un râle régulier qui se frayait son chemin parmi ce qui restait, dans ce désastre, des sinus, du palais ou de la cloison nasale. Mais que signifiait ce souffle ici ? Et puis peu importe ! Mort ou vif, il finirait bien par se réveiller.

On frappa à la porte. Plus fort, avec le poing.

« Que se passe-t-il ? Seigneur Baphomet, le prêtre approche. Vous ne devez pas rester là. »

Nous y sommes, pensa Éloïse. Il s’était laissé surprendre par cette route sinueuse qui l’avait amené là, mais elle débouchait bien sur le dénouement qu’il avait tant redouté : il était seul. Loin de la maison, loin de Lucille, loin de Joseph même qu’il n’aurait jamais dû suivre, et loin de David maintenant qui représentait tout ce qui lui restait.

Éloïs se frotta le visage. Pas le moment de flancher ! Puisqu’il faut que je me débrouille seul…

La fenêtre ? Il pouvait fuir. Mais cela voulait dire abandonner David. Après tout, il était prêt à le faire, lui ! Sous ses airs de colosse, sous son masque de démon, David aussi avait flanché. Ce monde est trop effrayant, pensa-t-il, même pour un illuminé qui s’y prépare depuis des années. Il le regarda qui reposait à plat dos, le visage en cratère de volcan. Non. On ne trahit pas un homme à terre. Et puis, David connaissait tellement de choses derrière sa carrure de paysan et sa tête molle. Avait-il seulement une chance, sans David, d’un jour rentrer chez lui ?

Alors fuir avec lui ? Par la fenêtre ? Éveillé, déjà, sa carcasse passait à peine par l’étroite ouverture. Aucune chance. Et puis, il y avait ce Basque qui rôdait dans le jardin.

Restait la porte. Pas le choix. La porte des Enfers. L’homme-bouc, la momie et les autres animaux.

« Mon Dieu, bredouilla-t-il à mi-voix. Aide-moi, Lucille. Que dois-je faire ? »

Puis il se souvint que les monstres ne pouvaient pas ouvrir la porte eux-mêmes. Alors il attendrait là. La fenêtre ou la porte, la porte ou la fenêtre. Le mieux encore était de ne pas décider. Ils pouvaient toujours frapper, il n’ouvrirait pas. Il s’occuperait du visage de David en attendant. Il ne pouvait pas le laisser comme cela.

Éloïs s’agenouilla par-dessus le corps sans connaissance, une jambe de chaque côté, le meilleur moyen de faire un travail symétrique. Puis il entreprit de lui ouvrir la bouche, sans trop déplacer les dents que rien ne semblait fixer à la mâchoire. Il poussa ses doigts vers le fond, jusqu’à rencontrer la masse de chairs et d’os et d’un tas d’autres choses qu’il ne tenait pas à reconnaître.

Alors qu’il s’acharnait à atteindre les parties les plus enfoncées, la respiration de David devint sifflement. Ne l’étouffe pas, se dit-il, n’oublie pas qu’il n’est pas mort. Alors, du bout des doigts, il repoussa ce qu’il pouvait, contrôlant le résultat sur le visage de David. Le gros œuvre d’abord. Il peaufinerait ensuite.

Et soudain, il remarqua un bruit dans la sacristie. Puis un brouhaha qui enfla en bouillonnant. Puis la voix de Mormo facile à reconnaître, un cri nasillard qui sonnait rance.

« Attention, seigneur Baphomet, le prêtre arrive ! »

Et la porte s’ouvrit en grand. Une soutane se tenait à l’entrée, une soutane vide qui découvrait la pièce dérangée et le carreau cassé. Le curé ! Le vrai curé vivant de Saint-Ferdinand. Il pouvait ouvrir les portes, bien sûr. Aussi facilement qu’une nourrice pousse un landau.

Derrière lui, les démons se pressaient. Les jambes de bouc par-dessous, les cornes d’aurochs par-dessus. La soutane fit un pas, Mormo se glissa dans la pièce.

« Seigneur ! Seigneur ! »

Il découvrait le corps, le visage détruit et Éloïs à califourchon.

« Lâche-le ! Que lui as-tu fait !

— Je n’ai rien fait ! Ce n’est pas moi !

— Tais-toi ! Il faut le sortir d’ici. »

Mormo saisit le corps par les chevilles et fit le geste de le traîner dans les débris de verre que David avait emportés dans sa chute.

« Ne fais pas ça. Tu vas le blesser. Laisse-moi t’aider. »

Éloïs attrapa les poignets de son ami et parvint à le glisser jusqu’à la porte. La soutane s’était avancée à la lucarne sans les voir et analysait la situation en passant au-dehors une tête qu’elle n’avait pas. Éloïs eut envie de l’appeler à l’aide. Mais le curé ne l’entendrait pas, comme il ne les voyait pas, du bout de son monde de vivants.

Dans la sacristie, les autres démons s’amassèrent autour d’eux, se bousculant les uns les autres pour apercevoir le corps de leur seigneur. Profitant de la confusion, Éloïs pressa le pas et emporta David jusqu’à la nef.

Là, Mormo l’empoigna par la nuque et le mit à genoux d’une impulsion violente. La tête déséquilibrée vers le sol par la poigne du bouc, Éloïs chercha son souffle dans les bouffées de musc que soulevait chaque mouvement de la bête. Il sentit son estomac révulsé par une crampe douloureuse. Depuis quand n’avait-il pas mangé ? Avait-il seulement faim ? L’idée vrilla ses viscères un tour de plus.

David gisait devant lui, le visage en chantier, les yeux ouverts sur le vide dans un sommeil de poisson. Se glissant devant l’autel, Adramelech avança. Devant le corps de David, devant Éloïs recroquevillé, devant ses lieutenants au garde-à-vous, devant l’assemblée des âmes, des morts endimanchés qui commentaient l’événement dans un tumulte de chuchotements et de messes basses.

« Taisez-vous ! Le jour avance, nous ne pouvons plus rester. Mormo ! Qu’est-il arrivé au seigneur Baphomet ?

— L’âme qu’il avait gardée avec lui l’a agressé. Quand je suis entré, elle achevait de le défigurer. »

Éloïs voulut se redresser, se défendre. Mais ses muscles ne répondaient plus, terrassés par une angoisse solide comme un carcan qui entravait chacun de ses membres.

« C’est impossible, continua Adramelech. Une âme ne peut vaincre un démon. Pourquoi Baphomet ne se défend-il pas ? Regardez-le, il ne bouge même plus.

— Il a perdu connaissance, murmura Éloïs sans relever la tête.

— Perdu quoi ? »

Le démon descendit la marche qui le séparait de David et posa doucement la main sur son torse. Son geste trahissait la crainte respectueuse, l’acte sacrilège.

« Il n’est pas conscient, balbutia-t-il. C’est une âme ! Nous avons été trompés ! »

Puis, plus fort, il hurla de rage : « Ce n’est pas Baphomet ! Nous avons été trahis ! »

Mormo poussa brutalement Éloïs sur le côté pour se précipiter à son tour et vérifier de ses doigts l’incroyable.

« Tu avais raison, Mormo, siffla Adramelech, j’aurais dû t’écouter. Ce n’est pas un démon. C’est une âme qui nous a tous abusés ! Comment est-ce possible ? Emmenez-le ! »

Dans l’église, la rumeur se répandit comme une onde. Éloïs, à genoux, entendait les « Baphomet » et les « usurpateur » aller et venir, et se croiser par-dessus les travées. Autour de lui, le cénacle des démons se regroupa en mêlée dans un désordre où chacun tentait un doigt sur le corps pour constater l’impossible réalité.

Puis le crapaud et l’oiseau arrachèrent David à la meute et l’emmenèrent vers l’entrée, le traînant comme un cadavre disputé aux vautours. Éloïs ne le vit plus.

« Toi, tu restes avec moi ! ordonna Mormo. À ma droite, à moins d’un pas. Et ne t’avise jamais de t’éloigner. »

Adramelech avait repris place devant l’autel pour haranguer l’assemblée.

« Nous partons ! Cette imposture nous a fait perdre un temps précieux. L’heure est venue d’aller nous installer plus loin. Le Mur approche. Nous avons tous été trahis par cette âme. Baphomet n’est pas de retour. Et Bélial non plus, sans doute. Sortez tous, maintenant. Samael ! Regroupe les âmes sur le parvis. »

Alors que l’ensemble de l’église se mettait en mouvement, Adramelech s’attarda devant l’autel. Ses épaules, deux omoplates à peine tendues de chagrin, semblèrent fléchir comme il contemplait de ses yeux aveugles l’assemblée des âmes qui sortaient en bon ordre. Mormo n’avait pas cillé et affichait l’air grave du garde-à-vous qui atteste au seigneur que l’on se tient à sa disposition ; Éloïs à genoux, à moins d’un pas.

Puis Adramelech se retourna et leva sa longue figure vers le Christ en croix qui dominait l’autel.

« Mon Dieu, aide-nous », crut entendre Éloïs. Ses jambes de squelette lui semblaient soudain moins décharnées, sur son flanc sa peau légère battait d’une imperceptible vie.

Éloïs se sentit coupable. Le contraste était si profond avec la liesse du retour annoncé de Bélial et Baphomet. Cet homme, devant lui, endurait le doute et l’amertume, la pesanteur d’un fardeau qu’il devrait désormais supporter seul. Cet homme ? Ce démon. Il ne savait plus.

« Allons-y », ordonna le seigneur à Mormo.

Les bancs étaient déserts. La robe vide d’une vieille dame allumait un cierge pour un saint du bas-côté.

 

Dehors régnait une atmosphère de grandes manœuvres. Les cohortes des âmes s’étaient rangées en carrés, en bataillons disciplinés de grands-pères en costume et de dames bien mises qui, par endroits, avaient repris les discussions interrompues par le mouvement de troupe.

David reposait contre le mur, étendu sur le sol, abandonné au soleil. Ses yeux restés ouverts faisaient de lui un cadavre. Éloïs détourna le regard.

Mormo filait dans les traces de son seigneur, Éloïs à moins d’un pas.

« Mormo, Rimon, Samael et Thamuz, venez auprès de moi, appela Adramelech.

— Toi, reste ici ! » cracha Mormo en repoussant Éloïs vers la masse des âmes qui s’écartèrent poliment pour lui faire une place.

Pour commencer, les démons encaissèrent sans répliquer les ordres claquants du maître. Puis une réflexion à mi-voix tenta sa chance. Puis une autre. Puis le conseil de guerre tourna à la discussion et, bientôt, à l’altercation.

Il était question de péril, de l’ennemi blanc coincé entre ici et le Mur, de rapport de force défavorable et de chance à saisir. Éloïs peinait à discerner les mots qui fusaient dans un désordre croissant. Rien n’allait plus non plus chez les démons, c’est tout ce qu’il comprenait.

 

« Je m’appelle Étienne Labre. Je me suis éteint il y a quarante-huit jours. Je suis originaire de Charleville. »

Éloïs dévisagea son voisin de rang, un vieil homme souriant, un octogénaire radieux, bien droit sur ses jambes et qui tenait levé son chapeau plat en signe de salut.

« Bonjour monsieur. Éloïs Bienvenüe. Je suis fonctionnaire au ministère de l’intérieur.

— Vous étiez ! » rit-il en lui serrant la main. Le patriarche avait une poigne ferme qui propageait sa bonne santé à qui l’acceptait.

« Ça va mal, n’est-ce pas ? commença le vieux monsieur en désignant du menton le groupe de démons.

— Je ne sais pas. Je ne comprends pas bien ce qui se passe.

— Le professeur Baphomet est parti. Un moment, nous avons tous cru que vous l’aviez ramené. Mais il est bien parti maintenant. Dorénavant, ils devront se débrouiller sans lui.

— Le professeur Baphomet ?

— Ne faites pas attention, intervint une vieille dame derrière eux. C’est comme cela qu’il les appelle.

— Peu importe comment on les appelle. Ce ne sont que des hommes après tout, se défendit le grand-père.

— Des hommes ? continua la vieille. Ce sont des barbares, des monstres assoiffés de sang qui ont massacré ma famille devant moi !

— Ils n’ont tué personne. Ouvrez les yeux, madame Gillain. Moi, par exemple, poursuivit-il à l’intention d’Éloïs, je pensais que cet état-major de médecins et de chirurgiens, ces charlatans et ces empoisonneurs nous emmenaient à l’abattoir comme leur troupeau docile d’infirmes et d’agonisants.

— Des chirurgiens ?

— Alors vous êtes comme les autres ? Vous ne voyez pas leurs grandes blouses tachées du sang de leurs victimes ?

— Non. Ce n’est pas comme cela que je les vois. Mais continuez.

— Je les ai suivis comme tous les autres depuis Charleville, le long des routes, sans que personne nous vienne jamais en aide. Je pensais que le périple se terminerait ici, à Paris, dans une de ces usines à mort où l’on vous endort, vous opère et vous ampute des derniers lambeaux de vie qu’il vous reste. Et puis, il ne s’est rien passé de tout cela et voici que l’on se prépare à reprendre la route. J’en ai assez. Aujourd’hui, je ne partirai pas. Je resterai ici et ils ne m’en empêcheront pas. Parce que, voyez-vous, jeune homme, j’ai appris à les voir comme ils sont, à oublier tout ce sang sur leurs mains. Ils ne m’effraient plus désormais. Ce sont des hommes, rien de plus.

— Ne l’écoutez pas, coupa Mme Gillain de derrière. Il a perdu la tête. Ils vont le tuer, comme les autres. »

Le vieil homme souriait. Éloïs se retourna.

Mme Gillain était une petite femme endeuillée qui portait la voilette. Il ne voyait pas ses yeux. Sa bouche semblait sévère, sa lèvre tremblait un peu ; le tremblement crispé de la haine plus que de la peur, ou alors les deux à la fois.

« Personne ne tuera personne, madame, reprit monsieur Labre, puisque nous sommes déjà morts. »

Il rit avec politesse, pour ne pas froisser sa voisine. Son œil brillait, sa peau sentait le frais, l’odeur douce de la pommade.

« Non, continua-t-il, j’ai pris ma décision. Je resterai ici et j’attendrai leur Mur. J’ai passé assez de temps avec eux. Je me laisserai absorber, emporter loin d’ici.

— Vous allez partir d’ici ? sursauta Éloïs.

— Oui. C’est ce que je désire. Sur la route, alors que mon âme s’était résignée à se laisser conduire vers sa fin, une voix a chuchoté à mon oreille.

— Une voix ?

— Une voix céleste. Comment l’appeler ? Ma propre conscience, peut-être. Elle me disait d’arrêter de marcher, de penser à moi, à ma vie, de voir enfin mes péchés en face et de cesser d’imputer mes malheurs à ces tortionnaires en blouse blanche. Elle avait raison. Je ne dois plus me fuir moi-même. Je dois rester ici et attendre le Mur.

— Qu’est-ce que ce Mur ? Le savez-vous ?

— Oui et non. C’est la fin du monde. Le néant. Le Jugement dernier peut-être. Qui sait ? En tout cas, je suis prêt à affronter le Juge, le Juge suprême. Venez avec moi, jeune homme. Je vous invite.

— Je ne peux pas, répondit Éloïs après une hésitation. Je dois rester auprès de mon ami. Il est étendu là-bas et n’a pas repris connaissance depuis tout à l’heure.

— Ne vous en faites pas pour lui. Vous devez comprendre qu’il est mort, que nous le sommes tous. S’il a perdu connaissance, comme vous dites, c’est qu’il en avait besoin. Laissez-le.

— Non. Je ne peux pas. Vous ne pouvez pas comprendre. Nous ne sommes pas… comme vous.

— Alors, jeune homme, cela signifie que vous devez encore rester un peu ici, avec les autres. Vous n’êtes pas prêt.

— N’écoutez plus ce vieux grigou ! interrompit Mme Gillain. Il a perdu le sens des réalités. Regardez donc autour de vous ! La vérité, c’est que nous sommes en guerre. Nous devons obéir à nos tortionnaires pour ne pas tomber dans des mains pires encore ! Vous les avez entendus ? Les Blancs approchent. Nous devons fuir.

— Les Blancs ? répéta Éloïs.

— Les séraphins.

— Les séraphins sont des anges ?

— Eh bien pas ceux-là, je peux vous le dire ! railla monsieur Labre. Et je ne vous conseille pas de les rencontrer.

— Pourquoi ? Qui sont-ils ?

— Des démons comme les autres. Je ne les ai encore jamais vus. On dit qu’ils apparaissent toujours vêtus de blanc.

— Mais alors, j’en ai rencontré un, moi ! s’exclama Éloïs. Un homme élégant en pantalon blanc. Tout à l’heure, à l’arrière de l’église, c’est lui qui a agressé mon ami. »

Madame Gillain ne le laissa pas aller plus loin.

« Les Blancs ! Les Blancs ! Ce garçon les a vus ! Ils arrivent ! Fuyez tous ! »

Le cri strident de la petite femme endeuillée provoqua un raz-de-marée. Adieu les rangs serrés et les belles cohortes en carré, adieu le brouhaha léger des discussions du dimanche. Le parvis n’était plus que hurlements et bousculade. Les uns fuirent vers le boulevard, les autres s’engouffrèrent dans l’église pour y trouver refuge. Alors que les démons, pris de court, tentaient de regrouper ce qu’ils pouvaient de leur armée délitée.

M. Labre était resté aux côtés d’Éloïs et souriait.

« Les fous. Ils ne savent même pas de quoi ils ont peur. Ils croyaient avoir vaincu leur angoisse. À la première étincelle, ils s’embrasent de nouveau. Ils ne sont pas prêts. Venez avec moi, jeune homme, vous n’êtes pas comme eux, je le sens bien.

— Non. Merci, monsieur. Je dois sauver mon ami. »

Et Éloïs se précipita vers le coin de mur où reposait David.

Le crapaud n’était plus là. David non plus. Éloïs balaya du regard le trottoir, la rue, les costumes vides et les charrettes sans chevaux qui vaquaient à leur journée sans voir la cohue des âmes paniquées.

Puis il aperçut David, vers l’intérieur de l’église. À la faveur de la pagaille, il s’était traîné quelques mètres et tentait maintenant de se redresser en cherchant appui contre le mur.

Éloïs se précipita vers lui pour l’aider.

« David ! David ! Tu as repris connaissance ! Dieu soit loué ! Nous pouvons fuir ! Profitons-en tout de suite !

— Éloïs ! J’y vois à peine. Que se passe-t-il ?

— Peu importe ! Les démons ont perdu tout contrôle. C’est maintenant qu’il faut fuir.

— Je ne peux pas, Éloïs. Je pense que je suis blessé. »

Sa voix trébuchait sur les mots, semblait se disjoindre en deux timbres dysharmoniques, l’un sifflant, l’autre rude et brutal ; puis sa phrase s’abîma en un râle à peine audible.

« Viens, David. Allons à l’intérieur. »

 

La nef résonnait des cris et des prières. Les âmes regroupées par paquets imploraient Dieu et ses saints de les garder d’un danger qu’ils ressentaient sans le percevoir. Les démons avaient disparu, Éloïs ne tenait pas à savoir où. Seule persistait, au-dehors, la voix grave d’Adramelech criant par-dessus le tumulte ses ordres que personne n’entendait plus.

L’instinct les ramena au cagibi, au fond de la sacristie. On dit que le taureau de corrida, vidé de son sang, épuisé par le combat, revient chercher la mort vers le toril, à l’endroit même où tout a commencé. L’image traversa l’esprit d’Éloïs. Puis il n’y pensa plus.

 

La porte était plus lourde que jamais. David, abandonné dans les bras d’Éloïs, avait perdu toute force. Ne pouvant relâcher son étreinte, Éloïs poussa le battant avec son dos.

Il y avait un mouvement dans la pièce. La blouse grise de la patère s’était gonflée d’un bedeau invisible qui balayait les débris de verre. Voyant la porte s’ouvrir, le vêtement posa son balai pour venir la refermer.

Redoublant d’efforts, Éloïs traîna encore la carcasse de bûcheron sur les quelques pas qui les mettraient à l’abri. David, comme il pouvait, poussa sur ses jambes pour aider.

La porte claqua. Mormo se tenait derrière. Du coin de la pièce, le bouc les fixait de ses yeux animaux sur son visage miniature. Il puisait la haine et son fiel amer teintait d’un goût l’air même qu’ils respiraient.

« J’étais certain de vous retrouver ici, asséna-t-il de sa voix astringente. Il n’y a pas plus d’assaut des Blancs que de seigneur Baphomet derrière cette âme difforme. Tout cela est votre faute. Tout ce désordre. Que voulez-vous donc ? Qui êtes-vous ? »

De derrière la porte, l’écho du tumulte parvenait étouffé. Les cris, les prières, les appels des démons.

« Non, je vous assure que c’est vrai, répondit Éloïs. Un Blanc a agressé mon ami. Je l’ai vu.

— Assez ! Assez de mensonges. La farce est terminée. Je ne vous laisserai pas partir. Adramelech rêvait tellement au succès de Baphomet et au retour de Bélial qu’il a avalé votre supercherie sans se méfier. Peut-être même qu’il y croit encore un peu. Mais je vous tiens, maintenant, et je ne vous laisserai pas sortir d’ici avant de savoir ce qu’est devenu notre seigneur Baphomet. »

Mormo ne s’adressait plus qu’à Éloïs. David, épuisé, avait glissé le long du mur et cherchait à reprendre son souffle en tirant sur les cartilages de sa gorge.

La chape d’angoisse revint, qui de nouveau enserra Éloïs de cette gangue rigide et glacée qui étouffait chacun de ses mouvements.

À côté d’eux, la blouse avait repris le travail, s’entêtant à rassembler les débris de verre que monsieur le curé ne voulait pas voir là.

« Qu’as-tu fait de Baphomet ? » Mormo avançait vers Éloïs. Ses yeux semblaient plus grands sur un visage plus petit, des yeux plus vides encore d’âme et d’humanité.

« Vous n’êtes qu’un démon, lui lança Éloïs comme une insulte. Vous n’existez pas ailleurs que dans mon imagination ! »

Il avait dit cela comme on avoue un péché, davantage pour s’en purifier lui-même que pour asséner un coup à son adversaire. La pensée avait germé spontanément dans son esprit. David n’avait-il pas qualifié ces monstres d’Idées ? Ce bouc n’était-il pas étrangement semblable à l’animal démoniaque que l’imagination de sa sœur avait embusqué derrière leur porte de l’Enfer ? Et le vieux monsieur Labre ne lui avait-il pas dit ne voir en ces créatures que des chirurgiens en tablier ?

« Vous n’existez pas ! » répéta-t-il avec cette fois de l’assurance dans la voix et de la force dans les muscles raidis de son dos et de ses bras.

Le poing de Mormo fusa, bien droit, vif comme une mine le long d’une règle, une violence parfaite et géométrique. La puissance du coup emporta vers le bas la mâchoire d’Éloïs et, à sa suite, tout le visage. Sa nuque craqua alors qu’il lâchait David et s’affalait en arrière sans laisser à ses mains la moindre chance d’amortir la chute. Alors il tomba de tout son poids sur une chaise qu’il emporta avec lui dans sa glissade vers le mur. Puis il s’immobilisa, la vision obscurcie par le choc, la chaleur âcre du sang dans la bouche.

« Es-tu certain que je ne suis pas réel ? » s’amusa Mormo. Ses sabots claquèrent sur le sol à quelques centimètres du visage d’Éloïs. La fourrure de ses jambes semblait plus noire, plus dense, plus sale aussi. Éloïs lança une main pour saisir cette patte d’animal malgré la douleur et le chaos dans son esprit.

Alors, comme par jeu, Mormo se dégagea d’un entrechat puis détendit sa patte de bouc contre le flanc d’Éloïs encore à terre. Sa poitrine résonna comme un tambour qu’on transperce. Éloïs roula sur le côté en toussant, bousculant la chaise un peu plus loin.

« Arrêtez ! supplia-t-il dans un râle.

— Alors comme ça, tu n’es qu’une âme comme les autres ? Une âme qui a cru pouvoir jouer un tour à ses maîtres. Et comment connais-tu le seigneur Baphomet ? Pourquoi nous avoir fait croire que ton ami était notre seigneur ? Je peux lui demander directement d’ailleurs, il pourra sûrement m’éclairer. »

Mormo se tourna vers David qui n’avait toujours pas repris vraiment conscience, les jambes pliées, le dos calé contre le mur, le visage difforme de ces fœtus monstrueux qu’exposent derrière une loupe les forains dans des baraques.

L’homme-bouc fit un pas vers lui. Le poing fermé, le dos hérissé d’une crinière plus sombre et plus rêche encore que le reste de sa toison.

« Non ! cria Éloïs. Ne le touchez pas. Il est blessé. Demandez-moi ce que vous voulez. Je peux tout vous dire !

— Alors, dis-moi où est Baphomet et pourquoi vous avez pris sa place ! »

Éloïs s’était mis à genoux. Sa bouche saignait. Peut-être avait-il perdu quelques dents. Derrière lui, la blouse du bedeau redressait la chaise.

Éloïs n’avait rien à dire à ce démon. Il n’avait pas les réponses à ses questions. Il savait juste qu’il vivait encore. Et qu’encore, il pouvait souffrir et il pouvait mourir. Mormo revint vers lui. Son corps de bête couvert d’écume dégageait une vapeur légère, la vapeur du golem né d’une démoniaque alchimie.

Je vais mourir, pensa Éloïs agenouillé devant son bourreau.

Lucille était son aînée de vingt-cinq minutes. Et à chaque anniversaire, elle insistait pour souffler ses bougies vingt-cinq minutes avant son frère. Alors Éloïs, en guise de revanche, lui prédisait chaque fois qu’elle mourrait vingt-cinq minutes avant lui. Ce n’est pas juste, pensa-t-il. Ce n’est pas mon tour. Et il sourit. Il sourit sans plus voir le visage du bouc devant lui.

« Je m’appelle Éloïs Bienvenüe, arracha-t-il à sa mâchoire engourdie. Je suis vivant et je n’appartiens pas à votre monde de morts. »

Mormo fronça ses sourcils de crin. Le monde sembla s’interrompre un instant.

Mormo. David adossé au mur derrière lui. La blouse de bedeau qui examine la chaise. La fenêtre cassée. L’air frais du jardin.

Puis une courbe blanche qui s’écoule par la lucarne ouverte. Une anguille immaculée qui se glisse hors du trou d’un rocher. Une trajectoire parfaite. Une main qui prend appui sur le rebord ; un pied qui infléchit la courbe d’une impulsion sur le mur ; et déjà l’ombre étincelante qui se dresse derrière la noirceur de l’homme-bouc. Une jambe qui fauche la patte de l’animal, un poing qui cueille un mouvement de la tête et Mormo qui s’effondre parmi les débris de verre.

Éloïs prit une inspiration. Le Basque était devant lui, un genou sur la tempe du démon qu’il maintenait ainsi au sol.

« Alors comme ça, tu dis que tu es vivant ? » L’ange avait la voix de son physique. Une voix d’avant la mue. La voix légère de l’innocent à qui l’on excuse de couper les pattes d’un insecte.

Sous son genou immaculé, Mormo soufflait comme une bête féroce, immobilisé par une force implacable, curieusement étrangère au visage détendu et souriant du séraphin.

« Oui, je suis vivant ! articula Éloïs à la hâte. Regardez ! Je peux déplacer des objets. »

Il ramassa un éclat de verre tout proche qu’il leva devant son visage. Ce Basque irréel en costume de fête était l’homme qui avait frappé David et dont le seul nom avait semé la panique parmi l’armée entière des âmes et son état-major de démons.

Les traits du séraphin évoquaient l’épure, le croquis d’artiste. Pas une ride, pas un pli, pas une ombre déplacée. Une peau d’enfant sur un corps d’assassin. Il observait avec intérêt l’éclat de verre tourner entre les doigts d’Éloïs, un sourire énigmatique au coin des lèvres, un sourire à fossettes de statue Renaissance.

À côté d’eux, la blouse grise avait posé son balai pour voir de plus près l’étrange débris de verre qui, dans son monde, s’était animé d’une vie propre.

« Et mon ami est comme moi, ajouta Éloïs. Nous sommes vivants tous les deux. »

Il déposa le morceau de verre dans la main de David.

« Intéressant. Tu as toujours eu un don, Mormo, pour débusquer les phénomènes. Que dirais-tu de rejoindre nos rangs ?

— Jamais, souffla la tête de bouc prisonnière de l’étau, la joue écrasée contre le sol.

— Tu as tort. Et puis, es-tu vraiment en position de discuter ? Sois raisonnable, je ne te propose que de rejoindre ta vraie famille.

— Tais-toi. Ma famille est ici.

— Allons. Alors tu ne me reconnais donc pas ? »

Sans interrompre la discussion, Mormo fixait à présent le visage d’Éloïs. Ses pupilles s’étaient arrondies, rendant ses yeux plus humains. Éloïs osa un regard. Bref, pour commencer. Un simple coup d’œil pour ne pas s’y brûler la vue. Puis il se hasarda à soutenir ces yeux de bête. Mormo le fixait étrangement sans cesser la conversation.

« Et pourquoi te reconnaîtrais-je ? » répondit-il à l’ange.

Alors son regard dévia à la dérobée vers la lucarne et les quelques planches empilées dessous. Puis il revint à Éloïs.

« Parce que je suis ton ami, Ataman. Mais aujourd’hui, on me nomme Anael.

— Ataman ! Alors c’est toi ? Tu as trahi tes frères ! Sois maudit ! »

Mormo tenta de repousser l’ange, s’arc-boutant sur ses bras gonflés par l’effort, le visage déformé par la pression de la jambe du séraphin.

« Tu as perdu, Mormo, rit l’ange. Cesse donc de lutter. »

Alors Éloïs saisit sa chance. D’un seul geste, en un seul bond, il se projeta sous la fenêtre, saisit la première planche et l’enfonça de toutes ses forces dans l’ouverture. À peine ouvrait-il la main que le séraphin était sur lui et le serrait à la gorge.

Éloïs, le souffle coupé, tomba à genoux.

« Qu’as-tu fait ? cria l’ange.

— Tu ne peux plus sortir d’ici », murmura Éloïs.

Il avait simplement posé la planche en diagonale dans l’encadrement de la lucarne. Mais ce dérisoire obstacle devenait infranchissable pour ces créatures incapables de mouvoir la Matière. Il l’avait compris en un éclair et se sentait à présent maître du jeu.

« Je suis le seul à pouvoir vous faire sortir d’ici, siffla-t-il. Lâche-moi et je pourrai t’aider. »

L’ange relâcha son étreinte.

À l’autre bout de la pièce, Mormo s’était relevé et avait reculé jusqu’au mur du fond, une satisfaction malsaine lui illuminait le visage. Chacun s’était immobilisé après avoir pris position et attendait, suspendu, qu’Éloïs joue le coup suivant.

Mais le bedeau en décida autrement.

La fenêtre qui explose sans personne pour la briser, la porte qui s’ouvre seule dans son dos, la chaise bousculée par une force invisible, le ballet aérien des débris de verre et maintenant cette planchette comme aspirée par l’ouverture béante de la lucarne. C’en était trop.

Prise de panique, la blouse grise s’élança soudain vers la porte qu’elle ouvrit à la volée pour se précipiter dans la sacristie puis la nef.

L’ange pivota à sa suite mais, déjà, Mormo avait bondi vers l’issue providentielle. Deux pas seulement et toujours cette trajectoire parfaite alors que, dans son dos, le séraphin abandonnait la poursuite et revenait saisir Éloïs par l’épaule.

Et dans le cadre de la porte se tenaient deux anges, deux nouveaux Basques en pantalons impeccables, deux torses blancs immaculés de maîtres nageurs sur lesquels vint se briser l’élan de l’homme-bouc.

« C’est fini, messieurs, conclut Anael. La partie est perdue. Nous avons gâché assez de temps comme cela. Mettons-nous en route. Gabriel nous attend !

— Salauds ! se lamenta Mormo, ceinturé par les deux gaillards. Vous trahissez le Tartare, votre propre royaume !

— Tais-toi, cracha Anael. Tu ne sais pas ce que tu dis. Gabriel est notre sauveur ! Il nous attend tous en ses champs Élyséens, où la plus douce vie nous sera offerte. »

 

Il poussa Éloïs devant lui.

« Allons, dépêchons-nous. Il nous reste un bout de chemin à faire. »

Les Démons de Paris
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